Les arpenteurs du monde de Daniel Kehlmann, présenté par Danièle

Les arpenteurs du monde, succès littéraire mondial (traduit dans une trentaine de pays) brosse l'histoire de deux génies scientifiques allemands de la fin du XIXème siècle, Alexander von Humboldt, naturaliste, géographe et explorateur, et Gauss, le grand mathématicien, tous les deux complètement voués à leurs recherches, au point d'en devenir dans la vie quotidienne des monstres d'égoïsme, de goujaterie, voire d'inhumanité. Tout dans ce roman repose sur des faits historiques, les travers particuliers de leur caractère ont été aussi relatés en leur temps. Mais c'est le point de vue de l'auteur qui est novateur et passionnant : la mise en parallèle de deux génies scientifiques, deux arpenteurs du monde, opposés dans leur façon de fonctionner. Deux parallèles qui vont se rejoindre, bien entendu, comme l'aurait prévu Gauss, puisqu'il y aura une rencontre entre ces deux grands savants. Alexander von Humboldt, hyperactif, esprit curieux et inventif, va au bout de ses possibilités physiques et au bout du monde pour poursuivre son but : savoir, inventorier, classer, recenser, mesurer … mais aussi pour le plaisir d'être le premier à livrer ces recherches au monde et plus spécialement aux puissants de ce monde Il n'est pas conscient de vivre dangereusement et ne se glorifie pas de ses aventures, mais en livre des chiffres, un savoir communicable en chiffres, cartes, formules chimiques.

Ses exploits racontés par Daniel Kehlmann se lisent comme un roman d'aventures auxquelles le héros n'attache pas d'importance. Son but n'est pas d'explorer le monde mais de l'arpenter, pour que ce monde se mette à exister vraiment aux yeux de tous : "A présent, le canal existait vraiment" p. 133. C'est l'aube de la recherche scientifique moderne et de ses méthodes d'investigation et de classement, la lutte contre les entraves culturelles et l'ignorance, mais aussi la dépendance des savants à l'égard des pouvoirs politiques en lutte entre eux. Gauss, génie précoce, Prince des mathématiques, surfe sur ses intuitions, il explore le monde de son bureau à travers des formules mathématiques, et s'il est aussi arpenteur, c'est seulement en Allemagne.

Dans ce roman, ou plutôt ce conte à la Voltaire, l'auteur joue le rôle d'un Candide amusé qui décrit de manière ironique et concrète la multitude d'aventures cocasses ou dangereuses vécues par Humboldt ou les déboires de Gauss qui, lui, a horreur de voyager hors de ses frontières.

"Qui des deux est allé le plus loin ?" La question est posée dans l'avant-dernier chapitre de ce conte finalement philosophique.

Tous les deux sont conscients de la nécessité de leurs découvertes pour faire avancer la science, mais en même temps, ils savent que d'autres méthodes et d'autres découvertes, plus innovantes ou plus efficaces, feront avancer à leur tour la science sans eux. C'est une attitude novatrice à une époque où l'on croyait à une vérité définitive.

"C'était étrange et injuste, dit Gauss, et une illustration parfaite du caractère lamentablement aléatoire de l'existence, que d'être né à une période donnée et d'y être rattaché, qu'on le veuille ou non. Cela donnait à l'homme un avantage incongru sur le passé et faisait de lui la risée de l'avenir".

Au passage, les féministes remarqueront que Johanna n'est pas pour rien dans les découvertes de Gauss, son futur époux. : "Mais, un paysage, répliqua la plus grande des jeunes filles, ce n'était pas une surface plane, pourtant". Juste reconnaissance du bon sens féminin et de l'art, chez l'homme, de se l'approprier à titre d'intuition mathématique.

Cet ouvrage me paraît donc un roman passionnant et gentiment moqueur sur des génies imbuvables. Il me semble en avoir appris beaucoup sur l'esprit de l'époque, sur ces génies eux-mêmes (quel courage – ou quelle inconscience –, quand même, ce Humboldt !), et avoir beaucoup réfléchi au cours du roman sur la juste dimension à donner à l'ambition, sur la place qu'on peut occuper dans le monde, sur l'injustice du destin (paix à l'âme d'Aimé Bonpland, collaborateur injustement oublié), sur la relativité des valeurs humaines, sur l'admiration que l'on peut vouer à de grands hommes (on ne dit jamais de grandes femmes) pourtant insupportables et totalement dépourvus d'humanité (la cruauté des rapports de Gauss à son fils, ou de Humboldt vis-à-vis d'Aimé Bonpland) mais aussi avec leur part de mystère (le dégoût de Humboldt pour toute ébauche de sexualité avec une femme, les relations avec son frère). C'est tout l'art de Daniel Kehlmann d'avoir su rendre ces personnages vivants, cocasses et crédibles et d'avoir su restituer l'esprit de l'époque dans sa richesse mêlée d'ignorance et de confusion.