La vieille âme

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Les morts se serraient les uns contre les autres autour du prieuré, s'entassaient, débordaient du cimetière, repoussaient les vivants dans la pente. Les morts pensaient avoir trouvé le grand lit où ils pourraient dormir bercés par des prières, jusqu'à la fin du monde. Confiants, ils avaient payé d'avance les générations de moines censées se succéder en ce lieu et intercéder auprès de Dieu pour le salut de leur âme. Ils avaient abandonné une part de leurs biens terrestres ou dépouillé leurs enfants de leur héritage, afin que leur nom lut prononcé jusqu'au Jugement dernier en ce prieuré, aujourd'hui muet.

Leurs noms, leurs tombes sont désormais perdus. Cluny est tombée et, même si les vivants prient toujours pour les morts, plus aucun nom n'est prononcé et ceux qui ont payé ne sont pas mieux servis que la vieille enterrée dans son champ.

La puissance des représentants du divin sur terre est aussi temporelle que le reste, les croyances, elles-mêmes, sont temporelles. Les religions grandissent, vieillissent et, sans doute, finiront-elles toutes par tourner au mythe. Certaines s'enkystent pour survivre, d'autres luttent pour s'imposer, pour rester vivantes, puissantes, effrayantes. Il arrive que des assoiffés de pouvoir dirigent des affamés de sens, leur tracent la voie à suivre, justifient la violence, se justifient par la violence, utilisent les plus sauvages pour régner sur les craintifs et terrasser les autres.

Car qui mieux que Dieu peut légitimer un pouvoir temporel ?

Que Dieu soit muet arrange bien les choses.

Il me semble qu'une religion ne prend sens que si elle se dépouille absolument de ce pouvoir-là et ne craint plus sa fin. Quand elle ne s'impose plus par force ou effroi, alors seulement, elle devient spirituelle et précieuse. Mais comme la majorité des hommes a besoin de croire en foule, qu'elle rêve d'un père puissant, pas d'un Joseph, et que nul n'accède au pouvoir par hasard, comme ce chemin qui y mène ne rend pas meilleur et que l'heure n'est pas au dépouillement, j'ai bien peur pour vous, mes chers vivants. Moi qui suis morte, je peux rire tout mon saoul des ambitieux qui se rêvent des saints en agitant l'épée du sacrifice. Je peux rire de ceux qui utilisent Dieu comme pré texte pour asseoir leur pouvoir.

Mais j'ai bien peur pour vous, pauvres vivants, qu'un éclat de rire met en péril...

Le rire est une menace, qui grignote les certitudes, découd les lèvres, dessille les hommes, dénude les rois, le mieux est de le déclarer hérétique.

Pourtant quand, oubliant la violence et l'aigreur, je repense à la beauté de ces chants lancés dans le silence du ciel, que je revois cette vallée follement hérissée de croix et de vignes, cette rivière profonde au mitan du grand lit, quand je me souviens de ce monde penché qui réjouissait mes sens, de la bonté d'Aymon, de la lumière d'Éloi à cheval sur son toit, de l'amour de Haute-Pierre pour son fils, il me semble que Dieu existe vraiment et que, parfois, il se fait hommes.
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Carole Martinez, La terre qui penche, coll. "Folio", p. 243-244