L'issue annoncée p. 115

« Inutile aussi de chercher un aéroport, même si de temps en temps un avion passe haut au-dessus de sa tête, il ne réussit pas à déterminer d’où ils s’envolent et où ils atterrissent. Si la ville était un port, il marcherait sur le bord de la mer aussi longtemps qu’il faudrait pour trouver des bateaux : la mer est une voie libre, une porte ouverte sur le monde. Jusque-là il n’a rencontré aucune rivière, pas même un canal ou aucune eau courante qui pourrait le conduire jusqu’à la mer s’il la suivait assez longtemps, car tôt ou tard elle doit déboucher. Il n’a vu que quelques bassins artificiels sur des terrains vagues entre les immeubles, avec leur eau stagnante noirâtre, semblables aux réservoirs que l’on construisait chez lui pendant la guerre. Une fois il a vu un étang décoratif, rond, dans un parc qu’il a traversé, il n’avait pas d’écoulement, et il était envahi de papiers gras, de bouteilles vides, de taches d’huile.
Il recommence à interpeller les passants, il leur demande la direction de la mer en différentes langues, il fait des gestes, avec ses paumes renversées il imite le mouvement des vagues, figure des brasses de ses bras comme les nageurs. Puis il leur répète le mot dans une série de langues, autant qu’il peut, même en grec :
— Thalassa ! Thalassa !
On ne le comprend manifestement pas, personne, et tout le monde est pressé de vaquer à ses occupations, sans pouvoir prendre le temps qu’il faut pour débroussailler ses problèmes personnels emberlificotés. Après un certain temps Budaï perd patience, il se décourage, il ne pose plus de questions, l’insuccès lui donne des complexes, sa langue est prise de paralysie.

La fin du livre p. 284-285

Il confectionne une boule du papier gras de ses saucisses, il le jette dans l’eau du lac.
C’est seulement une ou deux minutes plus tard qu’il se rend compte que son papier s’éloigne sur l’eau. Il croit d’abord que c’est le vent qui le pousse, mais non : les feuilles sur le lac, des bulles d’air sous la surface, des débris de roseaux ou d’algues nagent dans le même sens. Cette eau bouge ! Lentement, très très lentement, mais assurément elle a un courant. Il fait encore un test, il lance cette fois quelques brindilles : l’eau les emporte.
Cette découverte le trouble jusqu’au fond de l’âme, elle le métamorphose. Parce que, s’il en est ainsi, alors cette eau doit avoir un écoulement... Il part sur la berge pour faire le tour du lac. Il a une forme ronde, irrégulière, son diamètre ne dépasse pas deux cents ou trois cents mètres. Sur un côté une fontaine de marbre dirige son jet vers le milieu du lac, plus loin sur une large terrasse aménagée une statue équestre a l’air de vouloir s’élancer de son lourd socle de pierre vers le ciel sans nuages. Des barques à fond plat peintes en diverses couleurs, des périssoires légères, se laissent bercer en clapotant sur l’écume, dedans principalement des jeunes, des garçons et des filles, ils donnent quelques coups de rames, s’interpellent joyeusement.
C’est face à la fontaine qu’il déniche l’écoulement. Une étroite passerelle de bois le surplombe : un petit ru paisible, un petit ruisseau qui s’insinue dans l’épaisseur du parc planté d’arbres et d’arbustes. Son eau aussi est lente, peu profonde et étroite, on l’enjambe en deux pas, mais il a beau n’être qu’un minuscule et modeste cours d’eau, tôt ou tard il rejoindra une rivière, un fleuve, qui à son tour débouchera un jour quelque part dans la mer. Là-bas il pourra trouver un bateau, un port, de là la voie sera libre pour n’importe où !
Il ne veut plus penser à ce qu’il était seulement cinq minutes auparavant, comme si alors il n’était pas lui-même. Désormais il n’a plus qu’à suivre cette eau, sans la perdre, en restant toujours sur la berge ; il peut aussi louer une barque ou même en voler une, il l’obtiendra à la pointe de l’épée s’il le faut! Il entend déjà presque le murmure de la mer, il sent son odeur iodée, il la voit qui, bleu foncé, bouillonne, pétille, étincelle comme le marbre, et qui dessine toujours de nouvelles figures sur son miroir jamais tranquille, et les goélands qui se jettent dessus... Adieu Epépé, que Dieu te garde ! Il est tout à fait confiant, il sera bientôt chez lui. »

Épépé de Ferenc Karinthy, Zulma poche, p. 115