Le début de La jument verte de Marcel Aymé (1933)

Au village de Claquebue naquit un jour une jument verte, non pas de ce vert pisseux qui accompagne la décrépitude chez les carnes de poil blanc, mais d'un joli vert de jade. En voyant apparaître la bête, Jules Haudouin n'en croyait ni ses yeux, ni les yeux de sa femme.
- Ce n'est pas possible, disait-il, j'aurais trop de chance.
Cultivateur et maquignon, Haudouin n'avait jamais été récompensé d'être rusé, menteur et grippe-sou. Ses vaches crevaient par deux à la fois, ses cochons par six, et son grain germait dans les sacs. Il était à peine plus heureux avec ses enfants et, pour en garder trois, il avait fallu en faire six. Mais les enfants, c'était moins gênant. Il pleurait un bon coup le jour de l'enterrement, tordait son mouchoir en rentrant et le mettait à sécher sur le fil. Dans le courant de l'année, à force de sauter sa femme, il arrivait toujours bien à lui en faire un autre. C'est ce qu'il y a de commode dans la question des enfants et, de ce côté-là, Haudoin ne se plaignait pas trop. Il avait trois garçons bien vifs et trois filles au cimetière, à peu près ce qu'il fallait.