Été 2022
Monique nous présente...

Werner Lambersy

Sous la présentation, nous pouvons réagir (voir (voir ),
même d'une phrase...


Je vous propose pour le solstice d'été "Mon âme est une chèvre".
Un texte magistralement écrit, dont les sonorités et le choix des mots collent au plus près du sujet ; on ne pourrait rien ajouter, rien ôter, rien changer.
J'aime aussi le sujet ; on peut y voir une fable de notre humanité qui va vers un épuisement des ressources de la planète.
Mais aussi - et c'est mon interprétation préférée - une vision de notre vie humaine, au fil des années, notre escalade vers le bleu du ciel, vers le vide, ou vers un autre chant ? On ne sait...


Mon âme est une chèvre

Mon âme est une chèvre

Elle aime
Aller libre où bon lui semble

Courir un danger inconnu
En écoutant au loin
La flûte du pâtre qui repose
Les fièvres de son corps
À l'eau fraîche de ses rêves

Passer un maigre peigne d'os
Dans la lumière
Et défaire jusqu'aux épaules
Le catogan doré du soleil

Lécher le crâne de la lune
Comme une pierre de sel

Montrer
Et mesurer ses cornes
Aux cornes noires que font
A terre
Les nuages bas des béliers
De l'orage

Elle
Vivait à hauteur d'herbes
Le nez dans les senteurs
La langue dans la rosée
L'œil
Comme un clou de girofle
Piqué
Dans le flanc d'un oignon

Puis l'herbe a disparu

Ne restaient
Que poussière et rocaille
En été
La boue en hiver

Et la meule des vents qui
Affûte

Alors elle vécut à hauteur
De buissons
De garrigues d'épineux

Et de bruyères

Été comme hiver

Il fallait avoir la dent dure
La joue
Les lèvres et la bouche
Pareilles
A des peaux de tambour

Mâcher longuement
Comme de la peine amère
Et saliver
Du fond de soi pour adoucir
Les sèves

Puis tout fut arraché
Tant la faim
Voulait jusqu'aux racines

Et bientôt le désert
Roula ses hautes vagues
De silence

Le sel installa ses miroirs
Le sable forgea
Des roses qui n'avaient pas
besoin de mourir

Et la beauté fut nue
Comme le sabre du mystère

Alors elle décida
La chèvre de mon âme
De vivre à hauteur d'arbres

Là-haut dans les collines
Sur les plateaux
de la balance des horizons

Et sur celui de gauche
Pesait
l'énorme vide des ténèbres

Qui le faisait pencher
Vers le bas

Et peut-être parfois la main
Lourde des morts
Et l'invasion des sauterelles
De la peur

Mais l'autre à la droite
De l'aiguille du cœur

Entraîné vers le haut
par l'absence de pesons
Et de poids
Tutoyait les étoiles

Et jamais immobile ni fixe
oscillait doucement
Au-dessus des marelles

De nos amours

La chèvre sauvage de l'âme
Etait heureuse

Elle bondissait et montait
Dans l'arganier

Comme l'enfant
Sur les genoux de sa mère
S'agrippe
Aux branches de ses bras

Pour écouter l'histoire
Où sous l'écorce du ciel
Parmi les feuilles
Qui tremblent et s'agitent

On parle d'huiles de baumes
Et d'aubier tendre
Qui apaisent sans les épuiser
Ni la faim ni la soif

Et la chèvre de mon âme
Dans la lettrine à contrejour
De l'arganier

Chanta soudain plus haut
Pour personne
Et peut-être plus loin
Que ses bêlements habituels

Werner Lambersy
Mon âme est une chèvre

ill. Diane de Bournazel, éd. Al Manar, 2006

 

› Sur le site des éditions Al Manar, vous pouvez feuilleter les pages magnifiquement illustrées de ce texte, en cliquant sur "voir l'intérieur".

› Pour plus d'infos sur Werner Lambersy (disparu en octobre dernier), voici un article qui le présente sur le site de la revue Les Hommes sans Épaules.

› On peut entendre quelques extraits de ses livres sur le site Recours au Poème.

› De ce poète, je vous conseille aussi vivement un autre recueil parmi mes préférés : In angulo cum libro, livre que m'avait offert Werner Lambersy, un homme d'une extrême gentillesse, lors de son invitation au "Mercredi des poètes" (réunion mensuelle de poésie le mercredi après-midi au café François Coppée, 60 rue de Sèvres, ouverte à tous).


Au bout d'une année, je ne sais si je dois continuer à vous proposer un poète par saison : y a-t-il assez de gens intéressés, de lecteurs potentiels ? (Car le choix me demande pas mal de réflexion et de lecture à chaque fois). En ce qui me concerne, j'aimerais beaucoup que cette ouverture à la poésie se perpétue pour le groupe Voix au chapitre, mais j'aimerais bien ne pas être la seule à proposer des textes. Ce serait formidable que d'autres personnes proposent des poètes qui les accompagnent... Et si j'ai un vœu en tant qu'initiatrice du mouvement, ce serait qu'on reste à des poètes contemporains d'une part, et d'autre part, qu'on évite les recueils déjà très médiatisés (médiatisation en poésie qui dépend souvent de beaucoup d'autres critères que la qualité du texte). Il y a tant de poètes, tant de voix intéressantes, qui se déploient, et qui un jour ou l'autre rencontrent son ou ses lecteurs, dont le nombre n'a aucune importance...


Que dire ?

Sabine
Merci, Monique, pour cette magnifique poésie, son graphisme, sa musique, sa grammaire, son lexique : c'est du grand art, simple et travaillé. Je suis demandeuse de découvrir d'autres voix aussi riches et mélodieuses.

Geneviève
Tout à fait d'accord avec Sabine, j'aime beaucoup et j'apprécie d'autant plus que je n'y connais rien en poésie.
Je vote pour que tu continues !

Monique L
Je me joins aux messages précédents. J’apprécie beaucoup l’ouverture que nous procure Monique S vers la poésie mais je serais bien incapable d’avoir des propositions sur le sujet. Egoïstement, je suis pour que Monique (ou d’autres…) continue à nous en proposer.
J’ai également mal à faire des commentaires mais cela viendra peut-être.
En tout cas, merci à Monique.

Nathalie R
C’est un très beau texte ! Très !
Mais ne m’en veux pas si je ne commente pas
J’ai trop de choses à faire
J’adore la poésie …
D’ailleurs je viens d’acheter le recueil Le Pyromane adolescent de James Noël qui m’a emballée quand je me suis mise à le feuilleter.
Nos vies sont trop courtes
Je n’arrive pas à tout faire
Je piétine…

Monique M
Magnifique et terrible ce poème qui chante les jours heureux de notre vie sur Terre, à hauteur d'herbes, le nez dans la rosée, dans l'ivresse des parfums de cette terre, du soleil et du vent ; car il souligne ce poème la beauté de ce qui fut, de ce qui est encore et l'âpreté des jours à venir, même si le poète habille ce futur d'images splendides ; il souligne aussi le choix toujours possible du dépouillement, du regard fixé plus loin, plus haut, à l'image de cette petite chèvre qui s'obstine à trouver la beauté là où elle est, en dépit de ce qui advient, et qui le trouve.
Un grand Merci à Monique Serres de nous avoir fait découvrir Werner Lambersy, et de ces moments de poésie partagés qu'il serait dommage de ne pas poursuivre et que je ressens comme un cadeau précieux.
Je serai heureuse d'aider Monique dans ses recherches s'il lui était possible de me guider dans les endroits et pistes à explorer pour trouver ces trésors.

Claire
Finalement, en accord avec Monique S, nous avons décidé de faire une pause dans cette expérience poétique...

 

Les découvertes poétiques de Voix au chapitre